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Judaïsme libéral, ressources en Français
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25 décembre 2017

Sur la Mémoire - Rabbin Professeur Jonathan Magonet - Yom Kippour 2013 - Montpellier

Partout où nous touchons le judaïsme, nous rencontrons une insistance sur la mémoire et le souvenir. Dans la Bible Hébraïque, le verbe zakhar, se souvenir, apparaît plus de deux cent fois. Mais zakhar est bien plus qu’un exercice intellectuel de mémoire. Il consiste à rendre quelque chose de vivant et de présent au monde. Lorsque la Bible nous demande de nous souvenir que nous étions esclaves en Égypte, nous devons faire nous-mêmes l’expérience de ce que signifie réellement l’esclavage que nous laissons derrière nous, et la libération que nous avons gagnée.

Notre tradition est prodigue en appels au souvenir. Nous nous souvenons et commémorons  des évènements historiques, la plupart d’entre eux étant de nature tragique. Ils ont joué un grand rôle dans la constitution de notre identité juive. Cependant, se souvenir n’est pas simplement un rapport obsessionnel au passé. Se souvenir a un but, celui d’affecter et d’influencer nos actions présentes et futures. 

De même que nous avons une obligation collective de se souvenir en tant que peuple juif, chacun d’entre nous a aussi la responsabilité de célébrer son propre passé. L’office de yizkor d’aujourd’hui nous offre la possibilité de penser à nos proches qui sont morts, de réfléchir à la signification de leur vie pour nous, une signification qui évolue d’année en année alors nous vieillissons.

Mais que se passerait-il si la mémoire faillit ? Dans son traité d’éthique hovot hal’vavot, les Devoirs du Cœur, le philosophe juif médiéval Bachya Ibn Pakouda (c.1050-1120) écrit à ce sujet. Ses mots sont particulièrement douloureux, maintenant que nous sommes mieux informés des effets de maladie telle que la maladie d’Alzheimer.

 

Quelle perte ce serait pour quelqu’un dans toutes ses affaires s’il était incapable de se souvenir de ce qu’il possède et de ce qu’il doit ; de ce qu’il a pris et de ce qu’il a donné ; de ce qu’il a vu et de ce qu’il a entendu ; de ce qu’il a dit et de ce qu’on lui a dit ; s’il ne peut se souvenir de celui qui l’a aidé et de celui qui lui a causé du tort ; de celui qui lui a rendu service, ou de celui qui l’a blessé. Une telle personne ne se souviendrait pas d’une route même s’il l’avait souvent empruntée, ni ne se souviendrait de quelque domaine du savoir, bien qu’il ait passé sa vie à l’étudier. L’expérience ne lui serait d’aucun bénéfice. Il ne pourrait estimer aucun cas par ce qui est arrivé dans le passé. Il ne pourrait pas plus envisager des évènements futurs à la lumière de ce qui se produit dans le présent. Une telle personne apparaîtrait presqu’entièrement sans les qualités qui font un être humain.

(Les Devoirs du Cœurs 2 :5, Hyamson 159-161).

Bachya Ibn Pakouda reconnaît aussi cependant qu’il est parfois important de ne pas se souvenir.

 

Oublier est aussi parfois utile. En effet, s’il n’était jamais possible d’oublier, une personne ne pourrait jamais échapper à la mélancolie. Aucune occasion joyeuse ne pourrait dissiper sa tristesse. Les évènements qui pourraient lui apporter de la satisfaction ne le rendraient jamais heureux lorsqu’il se souvient des difficultés de l’existence. Il ne pourrait même pas espérer tirer du repos et de la paix de la satisfaction de ses espoirs. Il ne pourrait jamais s’empêcher d’avoir du chagrin. Ainsi, voyez-vous, la capacité à se souvenir et la capacité à oublier, bien que différentes et contraires l’une à l’autre, sont des dons offerts à l’homme, chacune ayant son utilité.

(Hyamson, 161)

 

A quel point le souvenir est-il présent dans la vie juive d’aujourd’hui ? D’un certain côté, notre mémoire juive collective nous aide à définir notre identité en tant que peuple en maintenant ensemble des Juifs qui viennent d’horizons si variés. Aux côtés de ces mémoires ritualisées, il en est d’autres qui font partie de notre conscience personnelle des deux derniers siècles : les mondes de l’Europe orientale, ou d’Afrique du Nord que nos familles ont quitté pour venir s’installer dans l’Ouest. Notre connaissance de ces mondes nous vient de photos de famille, d’histoires qui ont été partiellement transmises, d’images populaires du passé. Ces souvenirs sont très forts, mais en même temps, ils sont colorés, voire distordus par les apports de notre éducation juive, ou des fragments de culture juive qui nous sont transmis par des documentaires télévisuels, ou des films hollywoodiens. Nous construisons pour nous-mêmes un passé commun largement fantasmé justement parce que nous avons hérité d’une fracture fondamentale dans la vie juive. Elle remonte à l’époque de l’Émancipation, avec son point culminant dans la Shoah.

 

Ce changement radical dans la mémoire juive a été exploré par l’historien Yosef Haim Yerushalmi dans son livre : Zakhor : Histoire Juive et Mémoire Juive. Dans cet ouvrage, Yosef Yerushalmi étudie la nature de la mémoire juive, ainsi que le rôle paradoxal de l’historien aujourd’hui. Il soutient que depuis l’Émancipation, il y a eu une fragmentation de la vie juive et une rupture dans la continuité avec le passé, ce que Yerushalmi appelle « une décomposition croissante de la mémoire collective juive » (p. 86). Par le passé, la mémoire juive était transmise de génération en génération dans le cadre de communautés fermées partageant les mêmes expériences. Avec la perte de ces communautés, ce type de mémoire a été perdu. En outre, un type différent de conscience historique détermine comment nous voyons le monde aujourd’hui. Yerushalmi suggère qu’à l’intérieur du monde juif, avec le développement de l’étude scientifique du judaïsme, l’histoire est devenue ce qu’elle n’a jamais été, ce qu’il appelle « la foi des Juifs déchus ». Voici ce qu’il écrit :

 

Pour la première fois dans l’histoire, ce n’est pas un texte sacré qui arbitre dans le judaïsme. Pratiquement toutes les idéologies du 19e siècle, depuis la Réforme jusqu’au sionisme, ont ressenti le besoin d’en appeler à l’histoire pour y trouver leur validité.

(Yerushalmi 86)

 

Yerushalmi décrit le dilemme de la façon suivante :

 

(L’historien) met au premier plan des textes, des évènements, des processus qui n’ont jamais réellement fait partie de la mémoire collective juive, même lorsqu’elle était la plus vigoureuse. Mais ce n’est pas tout. L’historien ne parvient pas seulement à reconstituer les lacunes de la mémoire. Il remet aussi constamment en cause ces mémoires qui nous sont parvenues intactes (Yerushalmi, 94).

 

Il conclue :

 

Au bout du compte, la mémoire juive ne peut être « guérie », à moins que le groupe lui-même n’obtienne guérison, à moins que sa complétude ne soit restaurée et régénérée. Mais pour les blessures infligées à la vie juive par les chocs désintégratifs des deux cent dernières années, l’historien est au mieux un pathologiste, à peine un médecin (Yerushalmi, 94).

 

Dans la situation que décrit Yerushalmi, nous vivons avec des fragments de ce qui était autrefois un tout, et nous créons en effet des identités juives alternatives qui dépendent des parties que nous choisissons. Ainsi, les différentes communautés religieuses, depuis les ultra-orthodoxes, jusqu’au libéraux, créent des identités cohérentes, qui se justifient elles-mêmes, et qui se placent au cœur de leur propre monde juif fantasmé.

 

Yerushalmi résume ainsi la nature de la société juive du passé :

 

Les mémoires collectives du peuple juif étaient une fonction de la foi partagée, de la cohésion et de la volonté du groupe lui-même, transmettant et recréant son passé à travers un réseau complet d’institutions sociales et religieuses en interaction, qui ont fonctionné de manière organique pour accomplir cet objectif (Yerushalmi, 94)

Gabriel Josipovici, écrivain et critique littéraire, oppose cette mémoire organique à ce qu’il appelle « la mémoire mythique », une mémoire créée et manipulée en vue de contrôler une population particulière. Il écrit :

 

Le 20e siècle a vu s’épanouir et disparaître beaucoup de ces mythes, le plus notable étant, bien évidemment, le mythe du Volk, du peuple en danger, nourri de manière si insidieuse par la machine de propagande nazie… Tout ce qui est nécessaire est la projection puissante d’une version simplifiée de l’histoire qui met en avant les maux causés à la communauté par les autres, et la nécessité de se battre pour nos droits dans un monde incompréhensible. Ce qui est particulièrement effrayant dans ce cas, est que rien ne semble capable d’écorner ces mythes puisque, comme en ce qui concerne la paranoïa, chaque nouvel événement est immédiatement réinterprété pour correspondre à ces mythes (Josipovici, 236).

 

Il soutient qu’il est nécessaire de « maîtriser la mémoire et le mythe, de ne pas masquer ce qui s’est passé, ni d’y retourner de manière compulsive » (Josipovici, 239).

 

Il se peut que les historiens ne puissent réparer une chaîne de mémoire brisée, cependant, insiste Yerushalmi, ils ont un rôle essentiel à jouer.

 

« La dignité essentielle de la vocation historique subsiste, et son impératif moral me semble maintenant plus urgent que jamais… Contre les agents de l’oubli, les destructeurs de documents, les assassins de la mémoire, les réviseurs d’encyclopédies, les conspirateurs du silence, contre ceux qui, selon la formidable image de l’écrivain tchèque Kundera peuvent effacer un homme d’une photo de façon à ce que seul son chapeau reste, seul l’historien, avec sa passion austère pour les faits, les témoignages, les preuves, si centrales à sa vocation, peut monter la garde de façon effective… (Yerushalmi, 116-117).

 

Le philosophe et écrivain Georges Steiner a identifié une tâche et une responsabilité identiques pour tous ceux qui sont, d’une manière ou d’une autre, des survivants.

 

Je crois que c’est la tâche et la responsabilité de ceux qui, par miracle ou par chance, ont survécu, de faire d’eux-mêmes ceux qui se souviennent contre le temps (Steiner, 13).

 

Mais est-ce seulement le devoir de l’historien ou du survivant ? N’est-ce pas, au fond, le devoir essentiel de nos traditions religieuses d’être « ceux qui se souviennent » ? Tel est, en tout cas, le message d’Abraham Joshua Heschel.

 

La mémoire est une source pour la foi. Avoir la foi, c’est se souvenir. La foi juive est la mémoire de tout ce qui est arrivé à Israël par le passé. Les évènements par lesquels l’esprit de Dieu est devenu une réalité se tiennent devant nos yeux, peints de couleurs qui ne s’estompent jamais. L’essentiel de ce que la Bible exige peut être résumé en un mot : souviens-toi… Les Juifs n’ont pas préservé les anciens monuments, ils ont conservé la mémoire des anciens moments» (Heschel, 162-163).

 

Mais la mémoire seule est-elle nécessaire ? Le Baal Shem Tov nous enseigne que « se souvenir est la première étape vers la rédemption ». Le souvenir, dans le judaïsme, ne consiste pas simplement à se rappeler du passé. Il s’agit plutôt de maintenir le passé dans une relation dynamique avec le présent, tout en s’orientant vers le futur.

 

Aujourd’hui, nous sommes pris entre deux responsabilités concurrentes : ne pas oublier le passé, mais en même temps, être clair sur la façon dont nous usons ce dont nous nous souvenons. La mémoire nous aide à apprendre les conséquences du passé sur nous, et comment il continue à agir sur nous aujourd’hui. Et grâce à cette connaissance critique de soi, nous disposons d’indications et  d’avertissements, alors que cherchons à établir les prochaines étapes de notre parcours dans le judaïsme.

 

Il existe encore une autre dimension à ce processus de souvenir qui concerne bien plus un parcours intérieur. Plutôt que de considérer les interprétations historiques pour imaginer ce que le judaïsme a été, ou aurait pu être, l’approche alternative consiste à embrasser la totalité de ce que le monde a à offrir aujourd’hui, tout en l’utilisant pour nous frotter à notre judaïsme en le remettant en question.

 

Le philosophe Franz Rosenzweig est probablement celui qui est le plus associé à cette tentative de renouveler le judaïsme en y apportant tout ce que nous pouvons déduire de notre état d’aliénation. Dans une conférence donnée à l’occasion de l’ouverture de la Freies Jüdisches Lehrhaus à Francfort en 1920, il expliqua l’objectif de cette nouvelle aventure, objectif qui trouve un écho aujourd’hui dans des programmes tels que Limmud, des rencontres consacrées à l’étude dans lesquelles aucune tendance du judaïsme n’est exclue. Voici ce qu’il écrivit :

 

De nos jours, il n’y a pas une personne qui ne soit pas aliénée, ou qui ne contienne en elle une petite portion d’aliénation  (ou, en d’autres termes, une certaine distance avec la tradition). Nous tous, pour qui le Judaïsme, pour qui être Juif est à nouveau devenu le pivot de nos vies… nous savons tous que nous ne devons rien abandonner, ni renoncer à quoi que ce soit, mais au contraire tout ramener au judaïsme. De la périphérie vers le centre, de l’extérieur vers l’intérieur… (Rosenzweig, 231)

Puissent les heures que vous passez ici deviennent des heures de mémoire, non dans le sens périmé d’une piété morte, qui est si souvent le cas en ce qui concerne des sujets juifs. Je pense à des heures d’un autre type de mémoire, une mémoire de l’intérieur, un retour de ce qui est extérieur vers ce qui se trouve à l’intérieur, un retour de ce qui, vous devez me croire deviendra, et devra devenir pour vous un retour à la maison » (Rosenzweig, 234).

 

Nous préservons la mémoire, mais nous sommes aussi les créateurs de mémoire. La société juive que nous formons et modelons aujourd’hui, ses valeurs, ses aspirations, la façon dont nous nous traitons les uns les autres, ce que nous offrons au monde extérieur, tout cela forme la mémoire que nous transmettons aux générations qui  nous succèderont. C’est une grande responsabilité. Que voulons-nous que les générations futures retiennent de nos vies, de notre contribution au destin du peuple juif ?  

 

Il est de notre devoir en tant qu’Israël de nous souvenir, mais notre tradition évoque aussi Dieu comme Celui qui se souvient particulièrement dans cette période où nous faisons pénitence. Dieu et Israël sont intimement liés par les liens de la mémoire, et cependant, de la mémoire vient l’espoir de renouveau. Ainsi ajoutons-nous dans la prière de la Amidah durant cette période une phrase qui lie la mémoire au futur, le souvenir qu’il y a une vie nouvelle devant nous, devant le peuple juif et le monde tout entier : zokhrenou l’hayyim, melekh hafetz ba’hayyim, v’kotveinou b’sefer ha-hayyim, l’ma’an’kha elohim hayyim. Souviens-toi de nous pour la vie, souverain qui se réjouit de la vie, et inscris-nous dans le Livre de la Vie en ta faveur, Dieu de la Vie.

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